Âgé de 27 ans, un journaliste du New York Times, Jayson Blair, a été forcé de démissionner le 1er mai 2003 après la découverte de plagiats dans un récent article sur la disparition d’un soldat en Irak. Qui plus est, selon une enquête publiée le 11 mai par le quotidien, les falsifications concernent des dizaines de ses reportages publiés depuis plus de deux ans. Le journal a mobilisé 5 journalistes pour passer au peigne fin les quelques 600 articles écrits par Blair. Le journaliste fautif fabriquait des témoignages et inventait des situations en s'inspirant de photographies ou d'articles de confrères pour donner l'impression qu'il avait été sur place ou qu'il avait rencontré des gens.
Cette nouvelle a ébranlé sérieusement la crédibilité du quotidien new-yorkais, un des plus prestigieux au monde. La direction du New York Times a admis un manque de communication entre les responsables de sa rédaction alors que plusieurs avertissements sur les manquements professionnels du journaliste ont été ignorés. Par conséquent, le directeur de la rédaction, Howell Raines, et son adjoint ont dû finalement démissionner eux aussi, ayant soutenu Blair de longs mois durant alors que des journalistes l’avaient averti des bidonnages.
Raines, 58 ans, était entré en poste le 5 septembre 2001. Il s’est fait remarquer lors de son passage au New York Times. Il avait un style tranché et une autorité nette. Le Monde (07-06-03) raconte : " Il a acquis très vite la réputation d’être un "dictateur", sourd à la critique. Il a centralisé tous les pouvoirs que son prédécesseur avait soigneusement partagés avec les responsables des différents services. […]. Le scandale […] a fait éclater au grand jour la rancœur accumulée par la rédaction contre son directeur. Elle lui reproche pêle-mêle le bouleversement des équipes, la politique de "coups", les croisades personnelles, l’éviction ou la mise sur la touche de spécialistes chevronnés. "
La philosophie mise en place par Raines est résumée dans Le Monde (22-06-02) : " Accélérer le métabolisme de la rédaction, mettre fin à la culture de la "suffisance" et porter parmi les sept articles de "une" davantage de scoops et d’histoires originales. Il a transféré des correspondants, parachuté des journalistes vedettes sur l’événement du jour au mépris des frontières entre services. " Les ingrédients étaient en place…
Comment cela est-il possible?
La première question qui vient à l’esprit à la suite d’une histoire semblable est : comment cela est-il possible? Plusieurs faits sont à prendre en considération lorsque nous cherchons les causes d’une telle dérive.
Tout d’abord, voici la définition du verbe " bidonner ", telle que trouvée dans Le Petit Larousse illustré (1995) : " Truquer, maquiller, falsifier ". Le bidonnage, quoi qu’on en dise, fait partie du métier. Il est une dérive inhérente au journalisme et a toujours existé. Auparavant, il y en avait, mais on le savait moins. Aujourd’hui, il y en a au moins autant, mais on le sait plus.
En effet, grâce à Internet, démasquer des bidonnages est devenu plus facilement réalisable. Pour le meilleur et pour le pire, une certaine démocratisation de l’information s’est instaurée, le meilleur étant la découverte de bidonnages de toutes sortes, et le pire étant cette machine à rumeurs qu’est Internet. La rumeur, le plus vieux média du monde, s’est donc greffée à Internet, le média le plus jeune du monde.
La rumeur est une information non vérifiée. Ses ingrédients sont simples. Ils suivent la recette suivante : R (rumeur) = I (importance selon, entre autres, l’actualité) x A (ambiguïté). Le bidonnage reprend les ingrédients de la rumeur. Les médias ne pouvant occulter ce qui s’écrit sur Internet, cette situation résulte à une recrudescence des bidonnages, du moins à un justificatif.
Le cyberjournalisme est ainsi né. La crédibilité est toutefois difficile à obtenir, en raison principalement des problèmes évoqués plus haut. Aux États-Unis, un regroupement de cyberjournalistes s’est doté d’une charte comprenant cinq grands principes : intégrité journalistique, indépendance éditoriale, excellence journalistique, liberté d’expression et liberté d’accès. Au Québec, le Conseil de presse a même décidé de recevoir des plaintes sur le cyberjournalisme. " Malgré les expériences malheureuses et éphémères des cybermédias au cours de la dernière décennie, on sait pourtant qu’au mieux le cyberjournalisme favorise un nouveau rapport avec le texte, entre autres grâce à l’interactivité et à l’archivage instatané, et qu’au pire, au risque d’engloutir toute crédibilité, il peut conduire à toutes sortes d’excès et d’abus sur le plan du langage comme sur celui de l’expression ou de la qualité de l’information qui circule sur un site.1 "
D’autre part, le bidonneur a trois commandements : 1- une information ne peut être comprise que si elle est vécue; la vivre interdit d’en rendre compte objectivement; 2- on s’émeut d’abord, on réfléchit ensuite; 3- le récit de l’" intensivité ". Alors que le journaliste rigoureux est constamment au carrefour de la recherche pure et de la séduction, le bidonneur n’utilise que la séduction, elle qui écrasera la recherche. De plus, le bidonneur présente des faits secondaires comme étant des faits importants.
L’accumulation des bidonnages n’est pas étrangère à une modification importante des composantes de l’information. Ainsi, le savoir profane, autrefois considéré – il l’est toujours en définition – comme subjectif, sans fondement, émotif, singulier et concret, est désormais qualifié de passionné, narratif, authentique, profond et pertinent. Il en va de même pour le savoir expert, intrinsèquement objectif, fondé sur des données, rationnel, universel et abstrait, maintenant devenu aliéné, fragmenté, froid, non-pertinent et superficiel. Il faut donc miser sur le " pop " et l’authentique, l’empathie transmettant mieux les nouvelles – ou les bidonnages, c’est selon. Pour tout dire, en ne misant que sur le savoir profane, il y a risque de bidonnage.
Cette déformation est causée, sinon accrue, par la dictature de l’image : voir c’est croire; je vois donc je crois. De belles représentations émeuvent et nous privent de substance : on s’émeut beaucoup; on retient peu. Nous retrouvons des textes de plus en plus courts et une plus grande quantité d’images. L’image devrait jouer un rôle secondaire et soutenir l’information, mais les journaux sont désormais des écrans de télévision ne jurant que par l’image. La circulation circulaire de l’information – le mimétisme – en dit long à ce sujet : l’" agenda " (ce dont il faut parler) est de plus en plus défini par la télévision. Un problème soulevé dans la presse écrite n’aura de poids que lorsque la télévision en parlera.
Ces derniers changements témoignent donc de la marchandisation de l’information aujourd’hui partie prenante de l’" industrie " des médias, business largement concentrée aux mains de quelques groupes provenant de l’armement, des assurances ou des électroménagers. Cette marchandisation joue un rôle central dans ce système médiatique qui rend réalisables des bidonnages fumants. Elle est toutefois complexe et plusieurs facteurs doivent entrer en ligne de compte.
Le premier d’entre eux est structurel : les journalistes sont tributaires d’un média qui est à la conjonction des lois du marché et de la logique du spectacle. La loi du marché est simple et assassine : l’audimat fait foi de tout. Et pourquoi conquérir le plus de lecteurs ou de téléspectateurs? Pour que les publicitaires envahissent ce journal à la place de celui du concurrent. " L’univers du journalisme est un champ mais qui est sous la contrainte du champ économique par l’intermédiaire de l’audimat. Et ce champ très hétéronome, fortement soumis aux contraintes commerciales, exerce lui-même une contrainte sur tous les autres champs, en tant que structure. Cet effet structural, objectif, anonyme, invisible, n’a rien à voir avec ce qui se voit directement, […]. On ne peut pas, on ne doit pas se contenter de dénoncer des responsables.2 "
La compétitivité peut mener à des bidonnages, puisque les rédacteurs en chef sont prêts à tout pour quelques parts de marché en plus. Des images et des histoires sensationnelles sont toujours populaires auprès des dirigeants des salles de presse. Micheal Born, bidonneur allemand démasqué, est de cet avis. " "Les chaînes demandaient l’impossible. J’essayais de répondre à leurs demandes", explique [Born]. Toute sa défense vise à démontrer que les télévisions ne pouvaient ignorer ses truquages, mais qu’elles s’en moquaient du moment que ses images étaient sensationnelles.3 "
Plusieurs auteurs voient dans la course à l’événement et dans l’information en continu une source inépuisable de bidonnages. " Créer l’événement : le procédé est connu. Il s’agit de faire comme s’il se passait quelque chose qui ne se passe pas. Publier un sondage, par exemple, qui fait croire que le peuple a parlé. Désinformer, lancer de fausses nouvelles suivies de vrais démentis, présenter des montages d’images comme des "interviews" réelles, nourrir "l’actualité" de bidonnages de toutes sortes, orchestrer de faux débats […], réchauffer toutes sortes de "viandes froides" ou de "marronniers" […]4 "
Le modèle journalistique anglo-américain peut également être pointé du doigt, bien que les bidonnages ne soient pas uniquement produits par ces journalistes. " Après l’utilitarisme, un quatrième trait du journalisme anglo-américain découle du statut de la presse comme activité entrepreneuriale. […] Le journaliste américain, […], n’est pas un semi-artiste ou un partisan mais est un salarié payé au rendement. Sa rémunération dépend de l’originalité des informations collectées. Le dépit d’une journaliste new-yorkaise à la fin du siècle dernier en témoigne : l’homme qu’on vient de repêcher dans le port n’est pas mort… simple accident dont le compte-rendu vaudra deux dollars quand un suicide réussi en eût rapporté six!5 "
D’autre part, plusieurs changements dans la pratique même du journalisme ont eu lieu afin de coller à cette nouvelle réalité qu’est la marchandisation de l’information. Le New journalism figure parmi ces nouvelles pratiques. Né dans les années soixante, il consiste à transcender le clivage journalisme/littérature. Il faut relater un récit. " Le moment du New journalism rappelle la relativité des oppositions entre journalismes français et américains, même si la taille parfois énorme des papiers de ce New journalism n’est possible que grâce à l’espace rédactionnel offert par des hebdomadaires ou suppléments dominicaux de la presse américaine. Il fonctionne aujourd’hui encore comme une référence très sollicitée dans le monde anglophone par de multiples tentatives de (ré)invention d’un journalisme plus ethnographique, plus attentif à une image de la société vue d’en bas.6 "
En même temps qu’un journalisme plus ethnographique est prisé, les journalistes ont une distance sociale de plus en plus grande d’avec la majorité. " La difficulté du compte-rendu [des tensions dans certaines banlieues] est redoublée par la distance sociale qui sépare souvent les journalistes des habitants des cités, par l’accueil agressif que ceux-ci peuvent rencontrer (entre autres, parce que les habitants se jugent stigmatisés par certains types de reportages).7 "
Le registre Story prend le dessus sur la simple information. Il s’agit d’une narrativisation de l’information dirigée à un public populaire ou immigrant avec un vocabulaire simple. " Il s’agit de valoriser une information locale, pratique, la couverture des scandales et des événement sensationnels, et de lui donner formellement la vitesse et le pouvoir de reconstruction du réel d’un récit réaliste.8 "
Du New journalism et du registre Story, nous pouvons dégager le fait qu’un bidonnage soit plus facilement réalisable ou plus acceptable, étant donné qu’un bidonnage s’écrit souvent sous la forme d’une histoire vécue, live, selon les diktats très en vogue du savoir profane (authenticité, vivre l’événement, etc.).
Le journalisme de marché est l’outil préféré de ceux qui vendent de l’information à des lecteurs et des lecteurs à des annonceurs. " [L’expression "journalisme de marché"] ne désigne pas la simple et ancienne obligation pour un titre d’équilibrer son bilan financier, mais un ensemble d’évolutions par lesquelles la recherche d’une rentabilité maximale vient redéfinir la pratique journalistique.9 " Cet ensemble d’évolutions comprend la montée des soft news et d’une information-service et le déclin de la couverture de l’étranger et du Parlement. Une prime est accordée aux informations à fort contenu émotionnel et à la vitesse de couverture. Il y a également " une tendance globale à la perte d’autonomie des rédactions face aux services gestionnaires10 ". Érik Neveu classe dans le journalisme de marché la polyvalence tant recherchée : " Le refus de l’hyperspécialisation sert d’alibi à une polyvalence dont les bienfaits sont plus palpables sur le poste salaires du bilan que sur la qualité de la copie.11 "
Autre spécificité : le journalisme de communication. Celui-ci est une conséquence directe du journalisme de marché. Le néologisme américain media-worker (travailleur de l’information) illustre bien cette dérive. Le communicateur – et non le journaliste – vulgarise, conseille et peut même être comme un proche ayant une relation familière avec son public, puisqu’il le divertit. " La segmentation de la presse fait d’ailleurs que [le journaliste] s’adresse plus souvent à un public ciblé par un style de vie ou des consommations qu’à une opinion publique.12 "
Les bidonnages et les écarts journalistiques décrits plus haut engendrent des réactions somme toute néfastes chez la population, elle qui se retourne de plus en plus vers les nouvelles satiriques, un phénomène principalement états-unien. The Daily Show, animé par Jon Stewart, attire un auditoire important. La plupart des satiristes " avouent que leur percée s’explique par un électorat polarisé qui soupçonne les médias de favoriser un candidat, ainsi que par des scandales journalistiques fort médiatisés13 ".
Bien que 21 % des moins de 30 ans disent ne s’informer de la campagne présidentielle qu’auprès d’émissions telles The Daily Show, le producteur délégué Ben Karlin croit que " l’auditoire ne pourrait comprendre les blagues s’il ne connaissait pas déjà les nouvelles qui sont parodiées14 ".
La satire journalistique se moque de la suffisance des lecteurs de nouvelles, des conventions journalistiques et du " style morne de la prose d’un quotidien ". Voici l’exemple d’une raillerie au Daily Show : " Mon opinion? Je n’ai pas d’opinion, je suis un reporter, Jon. Je dois passer la moitié de mon temps à répéter ce que dit un camp, et l’autre moitié à répéter ce que dit l’autre camp. Une petite affaire qui s’appelle objectivité; faudrait peut-être t’informer.15 "
Journalisme de marché, de communication, New journalism, Story, surabondance du savoir profane, cyberjournalisme, recherche de l’audimat : voilà les bobos du journalisme qui sont, en partie, responsables des bidonnages. Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses émissions satiriques fassent éruption et exploitent les travers du journalisme. Les journalistes sont, avec les politiciens, les personnes publiques les moins crédibles. Il appartient aux journalistes seuls de faire tourner le vent.
Notes
1 Armande Saint-Jean, Éthique de l’information. Fondements et pratiques au Québec depuis 1960, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2002, p. 211.
2 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L’Emprise du journalisme, RAISON D’AGIR Éditions, Paris, 1996, p. 62.
3 Lorraine Milot, " Allemagne : l’info bidonnée se retrouve au banc des accusés ", Libération, Lundi 23 septembre 1996, p. 41.
4 François Brune, De l’idéologie, aujourd’hui. Analyses, parfois désobligeantes, du " discours " médiatico-publicitaire, Parangon, Paris, 2004, p. 133.
5 Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Éditions La Découverte, Collection REPÈRES, Paris, 2004, pp. 11 et 12.
6 Ibid., p. 79.
7 Ibid., pp. 67 et 68.
8 Ibid., p. 17.
9 Ibid., pp. 93 et 94.
10 Ibid., p. 94.
11 Idem.
12 Ibid., p. 97.
13 The New York Times in La Presse, mercredi 13 octobre 2004, page B3.
14 Idem.
15 Idem.